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plongée intime au coeur du conflit dans le centre du mali

Un homme pose au Mali le 26 avril 2020. Après avoir travaillé huit mois pour les jihadistes, achetant de la nourriture et des provisions pour eux, il a dû ensuite fuir vers la Mauritanie. Revenu dans son village d'origine pour voir sa femme, il a dû fuir à nouveau et vit désormais caché dans un immeuble en construction. MICHELE CATTANI / AFP

Soldat, écolière, enseignant, jihadiste... Piégés dans le cercle vicieux des violences qui meurtrissent le centre du Mali depuis 2015, ils ont dû apprendre à survivre, se défendre ou se battre. Chacun représente une facette du conflit.

Pendant un an et demi, pour documenter une réalité humaine souvent délayée dans le décompte des morts, l'AFP a recueilli le témoignage de huit personnes qui ont dû changer de vie.

Les interviews ont été menées à différents moments à Bamako ou à la faveur de déplacements à Mopti et Sévaré, dans une zone d'accès compliqué et dangereux pour les journalistes et les humanitaires.

Dans cette région sahélienne du "centre du Mali", désignée ainsi par opposition aux déserts sahariens du nord, les violences ont débuté en 2015 avec l'apparition d'un groupe jihadiste emmené par le prédicateur peul Amadou Koufa.

Affilié à la nébuleuse Al-Qaïda, il refuse tout Etat, veut imposer une société islamique. Il a largement recruté à l'époque parmi sa communauté peule, marginalisée, avant de diversifier. Avec son émergence ont été ranimés ou avivés de vieux antagonismes entre communautés, autour de la terre notamment.

Des groupes proclamant assurer la défense de leur communauté se sont formés, comme Dan Nan Ambassagou au sein des Dogons. Réunion de villageois soucieux de protéger leurs foyers avant de devenir une milice, Dan Nan Ambassagou a été accusée de crimes contre l'humanité. Elle a été officiellement dissoute mais continue d'opérer.

L'armée y a été accusée par des ONG de collaborer ponctuellement avec Dan Nan Ambassagou contre les jihadistes.

Certains villages ont signé, parfois sous la contrainte, des accords de paix avec le groupe jihadiste de Koufa, la Katiba Macina.

Près de 200.000 personnes ont fui la violence, des milliers ont été tuées.

Les huit anciens habitants des brousses meurtrières se sont confiés à l'AFP en demandant qu'on ne puisse pas les identifier ni les retrouver, par crainte de représailles. Leurs noms ont été changés. 

Ils ont accepté de donner le témoignage d'une réalité donnée à un moment précis afin de montrer la complexité du conflit dans le centre du Mali, cercle vicieux fait d'amalgames, de cycles de représailles et d'embrigadement.

- Georges, milicien dogon:"A un moment, j'ai compris" -

Georges, habillé en chasseur dogon, pose dans sa chambre, au Mali, le 3 avril 2021. MICHELE CATTANI / AFP

Directeur d'hôtel dans la brousse du plateau dogon, Georges, la quarantaine, a vu la guerre arriver en 2017. Les touristes ont cessé de venir, les armes ont apparu, il a rejoint une milice dogon.

"Il n'y avait jamais eu de souci entre Peuls et Dogons, c'était calme dans le village. Mais peu à peu, des problèmes sont apparus. Chez moi, ça a été l'histoire d'un Peul qui a tué un sage dogon.

Les Peuls-à-problèmes (jihadistes, ndlr) sont arrivés chez nous ensuite, on nous racontait qu'ils s'en prenaient aux villages voisins. Il fallait qu'on se défende.

Comme j'étais l'aîné, j'avais hérité des grigris de protection et du fusil de chasse de mon père. J'avais la responsabilité, je devais aller combattre dans le groupe. Quatorze autres du village sont venus. Chacun a amené sa protection et son arme.

On gardait la route, on demandait un quelque chose aux gens pour acheter la cigarette et les vivres. C'était bien, ça marchait. De toute façon, on était protégés par le grigri.

Mais après il y a eu dispute. Certains buvaient trop, profitaient de leur puissance. Ils obligeaient les gens à les respecter, mettaient des amendes insensées. A un moment, j'ai compris.

On ne se battait plus contre les jihadistes, on rackettait les gens, y compris des Dogons. Je ne suis pas entré dans Dan Na Ambassagou pour faire du dégât, je voulais aider les gens. J'ai été voir le chef, je lui ai dit que j'avais une course à faire à Bamako. Je ne suis pas revenu."

Georges, barbe de trois jours, habite aujourd'hui à Bamako où il met ses bras à disposition sur les chantiers. Il a toujours ses grigris.

- Fatoumata, écolière: "Ils ont dû croire que j'étais morte" -

Fatoumata photographiée dans un camp de réfugiés du centre du Mali le 10 février 2021. MICHELE CATTANI / AFP

Fatoumata, quatorze ans, est timide. Elle regarde le sol quand elle raconte la nuit meurtrière du 23 mars 2019. Des hommes armés sont venus à l'aube dans la moitié peul du village d'Ogossagou. La milice pro-dogon Dan Nan Ambassagou a été accusée. Une enquête a été ouverte, ses résultats n'ont pas encore été rendus publics.

"Quand le village voisin du nôtre avait été attaqué, on s'était réfugiés avec les autres Peuls à Ogossagou. Tout le monde a fait pareil. Partout, les villages peuls se sont vidés.

L'attaque (d'Ogossagou) a eu lieu quelques mois après, au début de la saison des récoltes. Le jour se levait, c'était après la prière du matin. Ils ont encerclé le village, ils ont tiré partout.

Quand ça a commencé, on s'est couchés dans la case. De dehors, ils ont tiré dessus. Je suis sortie en courant, j'ai été dans une autre avec ma mère. On s'est baissés, mais les hommes sont entrés, ils ont tiré sur tous les gens qui étaient là.

On était huit dans la case. Six sont morts. J'ai eu mal aux deux jambes, je me suis évanouie. Ils ont dû croire que j'étais morte. Quand je me suis éveillée, les secours étaient là. J'ai ouvert les yeux, ma mère était là, à côté. Morte."

Au moins 157 personnes ont été tuées cette nuit-là. Fatoumata a eu les deux jambes fracturées. Elle boite toujours et a trouvé refuge dans un camp de déplacés de Mopti, la capitale régionale.

- Sidiki, enseignant: les écoles fermaient, "on continuait" -

Sidiki pose dans une salle de classe du centre du Mali le 25 mai 2020. MICHELE CATTANI / AFP

Les jihadistes d'Amadou Koufa s'en prennent dans la région aux symboles de l'Etat et du monde occidental. Les écoles sont une cible. Près de 1.000 sont fermées. Sidiki, affable Dogon de 36 ans, avait l'ambition d'en diriger une.

"On savait que la situation n'était pas bonne. On avait des échos des écoles fermées mais on continuait, pour les enfants. Il était 11H45 ce mercredi. A cette époque, il y avait les épines sur le mil, il n'était pas encore coupé. Le bruit des motos n'a fait que grandir. Ils ont encerclé l'école.

On a entendu les rafales. Popopopop. Ils tiraient en l'air et sur les portails. On a tous été rassemblés dehors, enseignants et élèves. Il y avait des gens de communautés différentes. Ils ont pris le directeur et lui ont dit: +Pourquoi? On t'avait dit de fermer l'école+. Ils l'ont chicoté (matraqué). Les larmes nous montaient aux yeux mais on est restés dignes.

Ils m'ont chicoté aussi. Pendant que le chef faisait ça, d'autres prenaient nos motos. On n'a rien pu faire. Pour moi, la psychose est arrivée le soir quand je suis rentré à la maison. Je suis tombé à terre, d'un coup. Madame était là, elle n'a pas compris, elle a crié. Je me suis relevé, j'ai réalisé d'un coup ce qu'il s'était passé. On est partis et depuis ce jour j'attends à la maison que la sécurité revienne." 

Sidiki habite dans une grande ville du centre. Il n'a pas de travail et voudrait reprendre l'enseignement.

- Bachir, journaliste: Peul = jihadiste, "c'est de l'amalgame" -

Bachir photographié dans une station de radio du centre du Mali le 29 février 2020. MICHELE CATTANI / AFP

Bachir, 42 ans, a le sourire facile mais sa voix devient grave quand il raconte "l'injustice" de sa double peine: d'abord les jihadistes qui l'accusaient d'être un informateur de l'armée, puis les Dogons qui l'accusaient d'être jihadiste.

"J'étais le seul journaliste peul dans la zone. Les jihadistes sont venus dans mon village et ont demandé mes parents, ils leur ont dit que dans ma radio, je donnais des informations à l'armée. +Si on l'attrape, on le tuera+, ont-ils dit à ma mère. J'ai quitté pour la ville.

Mais ça a recommencé là-bas. Il y a beaucoup de Dogons dans cette ville, les Peuls sont quasiment tous partis. Je couvrais une manifestation contre l'absence de l'Etat. Les Dogons là m'ont crié dessus, m'ont demandé pourquoi j'enregistrais avec mon portable. +Je suis journaliste!+

J'ai été me réfugier au commissariat, ils étaient après moi. J'ai porté plainte, mais jusque-là rien n'a été fait. Que les jihadistes m'accusent d'être informateur car je travaille à la radio ne m'étonne pas car ils ne cherchent pas à comprendre. Mais que la population pense, parce que je suis Peul, que je suis jihadiste, c'est de l'amalgame."

Bachir est devenu professeur d'arabe dans une ville du centre. Il collabore toujours à distance à sa radio.

- Rokia, pêcheuse: "On ne les a plus jamais revus" -

Rokia photographiée dans sa hutte dans le centre du Mali le 15 mars 2020. MICHELE CATTANI / AFP

Dans l'odeur du poisson et les nuées de mouches qui volent dans la petite case de paille, Rokia, la cinquantaine, s'abandonne aux sanglots. Comme beaucoup de civils pris dans la guerre, la pêcheuse de la communauté bozo ne comprend toujours pas comment la majorité de sa famille a été enlevée ce jour de 2018 sur les rives du fleuve Niger.

"On était à cinq pinasses (pirogues), on remontait le fleuve en famille. Des hommes armés sur la rive nous ont fait des signes. C'était un poste de contrôle.

Si on ne s'arrête pas, ils nous tuent, alors on s'est arrêtés. Ils ont demandé aux hommes de descendre pour un contrôle. Parmi les 23, il y a avait mon mari Ba, mes frères Amadou et Sinbarma, mes fils Mahamat et Lassana.

J'ai été parler aux jihadistes. J'ai essayé de leur dire qu'ils n'avaient pas besoin de faire ça, on n'a rien contre eux, nous. Je leur ai dit qu'on n'était pas là pour autre chose que pêcher. Ils m'ont dit qu'eux étaient là pour Dieu. Je ne comprends pas, je ne comprends pas pourquoi ils ont fait ça.

Ca fait trois ans, je n'ai jamais revu mon mari, mes frères, mes fils. Je ne dors plus, la vie n'a plus de sens. Ils peuvent continuer, arrêter, ça n'a pas d'importance pour moi.

Il ne reste qu'un homme dans la famille, le petit Amadou. Il est né deux jours après l'enlèvement."

Rokia, les femmes de la famille et Amadou habitent désormais à terre dans les faubourgs de Mopti. Ils ne pêchent quasiment plus et survivent grâce à l'aide d'ONG locales.

- Bilal: avec les jihadistes pour s'en sortir -

Bilal prend la pose pour un portrait dans le centre du Mali le 28 mai 2020. MICHELE CATTANI / AFP

Revendeur du poisson fumé pêché par les Bozos, Bilal, 37 ans, ne s'en sortait pas financièrement. Le commerce de poissons, l'un des poumons de l'économie locale, s'est essoufflé faute de sécurité. Quand un ami lui a proposé un petit boulot, il n'a pas hésité.

"Je suis parti en brousse les rencontrer via un intermédiaire. Ils m'ont proposé de rester. Pendant les trois premiers mois, j'ai retrouvé là-bas des amis d'enfance, de la madrasa (école coranique). Je faisais les commissions: l'eau, le nettoyage des motos. La base était dans la forêt, c'était très organisé.

J'étais convaincu que ces gens qu'ils appellent jihadistes avaient plus de respect pour l'humain que l'armée. Ils ne se croyaient pas au-dessus des règles, contrairement aux militaires. Les gens qu'ils attaquent ne respectent pas la charia. C'est une bataille contre les amalgames, contre l'injustice de l'Etat.

Il y avait de toutes les communautés dans le groupe, mais beaucoup de Peuls bien sûr. Moi, je suis Bamanan (Bambara). Je me suis rendu compte qu'ils n'avaient pas les moyens d'appliquer la charia comme ils disaient. Alors certains faisaient des rapines, ils attaquaient des villages pour la nourriture et le bétail.

J'ai été voir le juge dans le camp, mais il n'a rien voulu faire. En m'endormant, j'analysais tous les soirs ma vie. Je pense avoir toujours été une bonne personne. Est-ce que je pouvais participer à des attaques contre des gens juste pour manger ?

J'ai pensé à ma femme qui me manquait. Quand on s'est mariés, sa famille me l'a confiée. Là, en fait, je l'ai abandonnée. Ca a duré plusieurs nuits, je me convainquais un peu plus. Pour partir, j'ai été voir un marabout lors d'une course que je devais faire. Il m'a aidé."

Bilal a l'air toujours sur ses gardes, les yeux perçants. Il vit dans l'anonymat dans une grande ville du centre, apprend la maçonnerie. Sa femme refuse de le revoir.

- Kassim, commerçant: "Ils veulent créer la haine -

Kassim photographié au Mali le 18 juillet 2021. MICHELE CATTANI / AFP

Kassim, 42 ans, physique imposant et courte barbe, est un commerçant peul. Il habite dans une ville posée sur une route passante. Les infiltrations jihadistes y sont nombreuses, comme les soldats maliens.

"C'était un lundi à 15H00. J'étais avec deux jeunes et leurs animaux à discuter au bord de la route. Il y avait des moutons et des chèvres. Un pick-up militaire est passé, il s'est arrêté. Ils nous ont dit de monter, je leur ai demandé pourquoi.

Comme je suis le président connu d'une association, je leur ai dit d'aller voir le maire, le sous-préfet, pour confirmer mon identité. Ils ne m'ont rien dit, seulement qu'ils avaient une information. Moi je suis Peul, mais pas jihadiste!

A l'arrière du pick-up, on était attachés aux pieds, aux mains, les yeux bandés, d'une manière vulgaire. On a passé 24 heures sans manger ni boire. Ils ont débandé nos yeux pour prendre une photo, mais ils ont rajouté une arme dessus qui n'était pas à nous. Puis ils nous ont emmenés à la gendarmerie.

Là, on nous a dit qu'on avait des armes et des motos. La moto c'est vrai, c'est celle de l'association, mais pas les armes! C'est à cause de la photo. C'est faux.

Finalement, on a été amenés à Bamako. La détention a duré 28 jours avant qu'on nous libère. Ils pensent que nous les Peuls sommes tous d'accord avec le jihad. Ils veulent créer la haine entre les communautés. Quand ils font ça, ça n'est pas pour construire, c'est pour détruire le Mali."

Kassim est retourné dans sa ville, dit ne pas avoir eu le choix. Il souhaiterait partir.

- Malick, soldat: "Mes camarades coupés en deux" -

Malick pose dans sa chambre, au Mali, le 25 avril 2021. MICHELE CATTANI / AFP

En première ligne, les militaires maliens sont déployés dans des camps reculés. Quand ils sortent de ces bases, ils s'exposent aux mines artisanales, l'un des modes opératoires favoris des jihadistes, et à des attaques de camps ou de convois.

"Sur le terrain, le matin, tu prends le café en quantité et pas en qualité. Ca manque souvent de nourriture, de médicaments et de munitions. Un matin (au cours des dernières années, il ne veut pas être plus précis, ndlr), au camp, on nous a alertés, il était 11H00. On est partis, la route était entre deux collines.

Quinze personnes, quatre véhicules dont deux pick-ups, pas de blindé. On roule. D'un coup, il y a une grosse explosion. Ca siffle dans l'oreille. J'ouvre les yeux, je vois mes deux camarades coupés en deux, avec les intestins dehors. Un troisième est mort. La voiture a sauté. L'image est gravée à jamais.

Quand j'ai réalisé, ils avaient déjà ouvert le feu. C'était la saison des herbes hautes, ils étaient dedans. Ca a duré vingt minutes. On n'avait pas assez de munitions, alors qu'eux n'arrêtaient pas de tirer.

On a réussi à se replier petit à petit vers le goudron sous le feu. Je ne souhaite à personne d'assister à l'explosion d'une mine. Dans le centre, souvent les jihadistes sont des Peuls et les mines, c'est ce qu'ils utilisent le plus contre nous. Je porte les grigris et Dieu décide tout, mais je sais que dans le centre la guerre n'est pas la solution."

Malick, la trentaine affirmée, a été suivi psychologiquement durant plusieurs mois. Il habite à Bamako, dans l'attente d'une nouvelle affectation.

Par Amaury HAUCHARD à Mopti (Mali)