ARMAN SOLDIN

immuable sourire malgré la guerre

Bülent Kilic / AFP

Arman Soldin, journaliste et coordinateur vidéo de l’AFP en Ukraine était un enfant de la guerre. Elle l'a marqué de son sceau quand il fuyait Sarajevo dans les bras de sa mère. Elle l’a tué à l’âge de 32 ans, dans l’est de l’Ukraine. Entre les deux, ce journaliste a dévoré la vie en souriant.

Le 9 mai 2023, une attaque de roquettes Grad a fauché Arman Soldin dans les environs de Tchassiv Iar, localité proche de Bakhmout (Est) alors qu’il se trouvait en reportage sur une position ukrainienne avec quatre collègues de l’AFP, Emmanuel Peuchot, Dimitar Dilkoff, Oleksiy Obolensky, Anders Linderson. L'instant d'avant, "il était comme toujours, il plaisantait", se rappelle le photographe Dimitar Dilkoff. Puis il est parti avec un "beau visage" ne trahissant aucune souffrance, témoigne son camarade du texte, Emmanuel Peuchot, "la caméra à la main". 

 

De l’Elysée à la Maison-Blanche, à la main de Volodymyr Zelensky en passant par les rédactions du monde entier, la mort d’Arman Soldin, 11e journaliste tué depuis le début du conflit, bouleverse la planète.

Le journaliste français de 32 ans avait achevé quelques jours plus tôt ses derniers sujets. Il racontait tant la violence des combats que l'extrême vulnérabilité des civils coincés depuis plus d’un an dans le quotidien du conflit. A Siversk, il avait suivi l'un des milliers de héros ordinaires engendrés par la guerre : Oleksandre, ancien soudeur, qui chevauche son scooter pétaradant pour livrer du pain aux personnes âgées de cette petite ville proche du front Est ukrainien. 

 

Près de Bakhmout, il avait passé une partie de la nuit avec des soldats ukrainiens blessés recevant de premiers soins. Le 1er mai, il tweetait ses moments de "terreur à l'état pur" lors qu'une salve de roquettes russes s'était écrasée à quelques dizaines de mètres de l'équipe de l'Agence France Presse. 

Crédits photo : famille, Yasuyoshi Chiba, Dimitar Dilkoff, Aris Messinis.

« Chercher la vérité »

"Arman avait un œil de journaliste qui a fait l'autopsie de la Bosnie. S'il n'a pas forcément fait de lien avec l'Ukraine, il a choisi de s'y rendre parce qu'il voulait se rendre utile, il voulait chercher la vérité",  Oksana Soldin, mère d’Arman. 

Arman était arrivé en France avec sa famille en 1992, à l’âge d’un an, dans un avion militaire, exfiltré par le ministre de la Santé Bernard Kouchner après une salve de bombardements sur Sarajevo. "Des obus avaient fracassé les escaliers de notre maison de Sarajevo. J'avais pu monter dans l'avion. Kouchner était assis près de moi. On avait passé le vol par terre, Arman dans mes bras", raconte Oksana Soldin, 59 ans aujourd'hui, qui vit à Rennes. Après six ans en France, la famille retourne en Bosnie, enfin en paix après une sanglante guerre interethnique qui a tué plus de 100.000 personnes. 

 

"Sarajevo était dévastée. Arman nous posait tout le temps des questions. Nous avions le même âge mais il était plus vieux dans sa tête", se souvient Aldin Suljevic, son ami de primaire. En 2002, après la séparation des parents, Oksana, professeure de philosophie et sociologie et ses enfants repartent en France et posent leurs valises à Rennes.  

“On a eu cette épreuve du déracinement. On s'est retrouvé tout en bas de l'échelle, en tant que réfugiés. C'est ce qui fait que notre famille est très proche, qu'on se parle tous les jours", explique Sven, 26 ans, qui voyait en Arman "une idole" "invincible", "la personne la plus importante de (sa) vie". Chaque été, le trio retourne au pays voir le père Sulejman Soldin, un journaliste reconnu. 


A 11 ans, Arman joue à écrire des flashs d'actualité dans sa chambre rennaise. A 16 ans, il compile trois minutes d'images insoutenables, accompagnées du très triste adagio d'Albinoni, qu'il poste sur sa chaîne Youtube. Il intitule le tout "Sarajevo in war" (Sarajevo en guerre). Adolescent, Arman, très bon élève, est aussi passionné de foot. Il intègre les équipes de jeunes du Stade rennais, un club de Ligue 1 française, entre 2006 et 2008. Mais des blessures récurrentes à un genou l'empêchent d'aller plus loin. "Le foot, c'est une partie importante de sa vie, dit Sven. Il était extrêmement fort, extrêmement talentueux. Il avait un truc en plus." 

CRÉDITS : Laure Van Ruymbeke, Sebastien Salom-Gomis, Mathieu Champeau , Mewen Lepretre

Croquer la vie

Après des études universitaires à Londres, Lyon et Sarajevo, ce francophone, anglophone et italophone fait ses premiers pas en 2015 au bureau de l'AFP de Rome, où il s'impose comme "le stagiaire de rêve", se souvient Sonia Logre, qui l'a formé. "Il avait l'envie de tout faire, de tout voir, de tout connaître, une envie d'apprendre humblement, une volonté de découvrir l'Italie, avec une profonde joie de vivre", loue cette vidéo-reporter. Ancien correspondant sportif de l'AFP à Rome, Emmanuel Barranguet raconte un collègue "rayonnant tout le temps". "Même quand il jouait au foot, il souriait. Il m'a dribblé un nombre incalculable de fois, toujours avec le sourire." 

 

La même année, il est embauché par l'AFP à Londres, où il croque la vie, "fait beaucoup la fête, du vendredi soir au dimanche", s'entoure d'un cercle d'amis très proches, couvre le Brexit... mais se frustre de "ne pas être suffisamment sur le terrain", se rappelle son ex-petite amie Diane Dupré. Arman est pendant toutes ses années à Londres, le soleil du bureau, un “charrieur invétéré”, un blagueur, le collègue à côté duquel ses camarades se battent pour être assis. “Il pouvait vous faire éclater de rire, y compris dans les moments les plus stressants”, se souvient sa collègue Lucy Adler. Arman s’impose rapidement à l’AFP comme un journaliste à la carrière prometteuse.


“C’était du vif argent. Enthousiaste, volontaire, piaffant d’impatience dès qu’on l’asseyait plus d’une journée au desk. Ce qu’il voulait c’était être sur terrain, raconter la vie des gens, les soubresauts des pays où il partait en reportage.”, témoigne Christine Buhagiar, directrice de la région Europe.  


En 2019, il devient, en parallèle, correspondant sportif au Royaume-Uni pour Canal+, où "sa légèreté", son "charme fou", font que "tout le monde l'adorait, professionnellement et humainement", commente David Barouh, le directeur adjoint de la rédaction des sports de la chaîne. "Il faisait l'unanimité", affirme-t-il. A chaque retour d'Ukraine, s'il repasse par Londres, Arman retrouve, dans un grand écart presque inconcevable pour l’œil extérieur, le luxe de la Premier League pour la chaîne cryptée, quelques jours après avoir quitté les bombes. 

« Trois semaines de reportages qui ont changé ma vie »

Dès le début de la guerre, Arman se porte ainsi volontaire pour faire partie des premiers envoyés spéciaux de l'Agence, comme il l'avait été pour couvrir les premiers mois du Covid-19 en Italie, alors que la pandémie y faisait une hécatombe. Après un long périple en voiture à travers la Pologne et l’Ukraine, il arrive le 28 février à Kiev, menacée d’invasion russe et tourne immédiatement un impressionnant premier sujet dans la banlieue pilonnée de la capitale d’Irpin, au milieu des réfugiés paniqués. « Moi-même réfugié de Bosnie je peux que « relate » comme on dit en anglais au destin de ces réfugiés », affirmait Arman face à ces scènes déchirantes. "Trois semaines de reportages qui ont changé ma vie”, écrit Arman le 21 mars sur Twitter. Piqué du “virus”, il rentre “à contre-cœur" et ne pense et ne parle que de revenir.


Sur la ligne de front, dans le Donbass, où il avait réalisé de très nombreuses et longues missions, il se familiarise en un an avec le quotidien des combats. Arman, formé en 2021 a la couverture des zones de conflit avec le GIGN est dans son élément, dans l’adrénaline, le danger. “Ici on ne sait jamais de quoi la journée va être faite, ca fait huit mois maintenant que je viens et que je n’arrête pas d’avoir l’envie de revenir. C’est particulièrement important que la presse étrangère soit là, essaye de témoigner de ce qu’il se passe”, racontait-il, saisi sur le front à la télévision ukrainienne. Pour son meilleur ami Lucas Colin, cet engagement sans égal d’Arman dans la guerre en Ukraine plongeait au cœur de son histoire et de sa mémoire familiale. “Il était heureux de boucler cette boucle avec la guerre. Il m’expliquait qu’il avait besoin d’être le médiateur entre la guerre et nous, les amis, la famille et la société », dit Lucas dans un portrait sonore consacré à Arman. « Quand il revenait il ne laissait rien transparaitre, il filtrait pas mal de choses », ajoute-t-il. 


« Tout au long de cette période, Arman n'a eu aucun doute sur l'endroit où il devait se trouver. Il a été l'un des premiers envoyés spéciaux de l'AFP à se rendre à Kiev pour aider l'équipe locale déjà sur place après l'invasion. Au cours des mois qui ont suivi, il est retourné à plusieurs reprises dans le pays, non seulement à Kiev, mais aussi à Irpin, Kherson, Kharkiv, Izioum et ailleurs. Et enfin, bien sûr, dans la région de Bakhmout où il a perdu la vie. Il voulait être sur le terrain pour témoigner des souffrances causées par cette guerre. Et par-dessus tout, il voulait saisir les histoires humaines qui se cachent derrière les balles et les obus »  — Phil Chetwynd



Crédit photo: Yasuyoshi Chiba

« À la Band of Brothers »

Sur les réseaux sociaux, Arman témoignait au quotidien, avec des vidéos qui ont font le tour du monde. JRI rapide, vif, technique il développe un style, une vraie signature, selon son ami Marc-Henri Maisonhaute “subjugué par le ton, les couleurs de ses images ukrainiennes, un peu à la Band of Brothers”. Fin avril 2023, l'équipe découvre un hérisson à l'agonie au fond d'une tranchée. Arman prend sur lui de le ramener à la maison où loge l'AFP. Quelques jours plus tard, "Lucky" (chanceux), retapé, retrouve sa liberté, non sans être devenu une petite célébrité sur Twitter grâce au vidéo journaliste.


"Cette histoire est mignonne, mais n'oubliez pas qu'une guerre sanglante est en cours et que des millions de gens sont déplacés. Aidez en donnant aux ONGs", conclut Arman dans ce qui sera l'un de ses derniers posts. En parallèle, le gai luron aux grandes lunettes rondes, qui "voulait incarner la guerre, mais sans se mettre en avant", avait entamé une collaboration avec un dessinateur pour faire une BD sur l'Ukraine, afin de "faire comprendre aux gens ce qui se passe sur le terrain", relate Diane Dupré. Arman avait évoqué l’idée de quitter l’Ukraine prochainement. Il avait, outre ce projet de BD, des envies de poste à l’étranger et encore et encore de missions sur différents terrains. 

 

C’était “un beau gosse à la tête pleine”, résume son ami Marc-Henri, un émotif, qui pouvait pleurer devant les films, un lecteur d’essai, adepte de Nietzche et du concept “d’amor fati”, “l’amour de sa destinée”. 


« Malheureusement, nous ne verrons pas notre Arman revenir de sa mission. Il n'écrira pas de billet sur notre blog "Making-of", il ne chantera pas une autre chanson à tue-tête pour évacuer le stress après une mission de reportage particulièrement difficile, il ne sauvera pas d'autres hérissons. » — Fabrice Fries


La disparition d’Arman Soldin a “troué” le cœur de tous ceux, incroyablement nombreux qui l’avait connu et même de ceux qui ne l’avaient pas eu la chance de le connaitre. Sur la façade de l’AFP, au stade rennais, dans une chapelle ukrainienne de Londres, son portrait s’affiche en grand, casque de guerre, caméra à la main et sourire indéfectible.


« Nous garderons toujours au fond de nous ton grand sourire généreux, ton sourire, ton rire, ton courage, ton attention aux autres, ton énergie, ton enthousiasme, ta joie de vivre. Tout ce que tu étais nous aide aujourd'hui à être forts, à avancer, à continuer à vivre et à sourire malgré la douleur. » — Emmanuel Peuchot


Pour sa maman, pour les siens, il était simplement “toute l’humanité”. 

Quelques liens pour en savoir plus sur Arman Soldin

Crédit photo : Dimitar Dilkoff