JOURNALISTES TUÉ ET BLESSÉS AU LIBAN

POURQUOI L’ENQUÊTE DE L’AFP DÉSIGNE L’ARMÉE ISRAÉLIENNE

Al Araby

Après le bombardement du 13 octobre, qui a tué un journaliste de Reuters et blessé six reporters dont deux de l’Agence France-Presse dans le sud du Liban, une enquête menée par l’AFP désigne un obus de char que l’armée israélienne est seule à posséder dans cette région frontalière sous haute tension.

Télécharger le rapport d'enquête complet (format PDF)


Le 13 octobre, en fin d’après-midi, deux frappes successives touchent un groupe de journalistes venus couvrir les affrontements transfrontaliers entre l'armée israélienne et des groupes armés dans le sud du Liban, où la communauté internationale s’inquiète du risque d’extension du conflit entre Israël et le Hamas.


Issam Abdallah, un journaliste de l’agence Reuters âgé de 37 ans, est tué sur le coup et six autres journalistes blessés aux abords du village d’Alma el-Chaab. Parmi eux, deux autres journalistes de Reuters, deux de la chaîne Al Jazeera, et deux de l’AFP, dont la photographe Christina Assi, 28 ans, grièvement atteinte, qui a subi une amputation de la jambe droite et reste hospitalisée.


Une enquête de sept semaines menée conjointement par l’AFP et le collectif d’enquêteurs indépendants Airwars, spécialisé dans l’impact des conflits sur les civils, désigne comme étant à l’origine du tir mortel un obus de char que l’armée israélienne est la seule à utiliser dans la région.


Fondée sur l’analyse de fragments de munition, d’images satellitaires, de témoignages et d’enregistrements vidéo tournés avant et pendant le bombardement, l’enquête de l’AFP et d’Airwars a pu établir les trois points suivants:


• La munition qui a tué Issam Abdallah a été identifiée par plusieurs experts comme un obus de char de 120 mm stabilisé par des ailettes, exclusivement utilisé par l’armée israélienne dans la région.


• Les deux frappes successives ont délibérément ciblé le groupe, atteignant les journalistes à 37 secondes d’écart et tombant à 5 mètres de distance l’une de l’autre. Les journalistes étaient clairement identifiables comme des reporters et aucune activité militaire n’a été rapportée dans leurs environs immédiats. L’armée israélienne dispose d’importants moyens aériens de surveillance dans la zone.


• Les frappes provenaient du sud-est de la position des journalistes, vraisemblablement depuis la zone du village israélien de Jordeikh où se trouvaient des chars israéliens.


Deux autres investigations menées séparément par les organisations de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International, que l’AFP a pu consulter avant leur publication, désignent toutes deux "des frappes israéliennes" et corroborent les principaux enseignements de l’enquête menée conjointement avec Airwars.


HRW a condamné "une attaque apparemment délibérée contre des civils" qui "devrait ou pourrait faire l’objet de poursuites pour crime de guerre".


Pour Amnesty, "il s’agit vraisemblablement d’une attaque directe sur des civils qui doit faire l’objet d’une enquête pour crime de guerre".


Le 14 octobre, les autorités libanaises ont accusé Israël d'être responsable du tir, évoquant un "meurtre délibéré". Jeudi, le Premier ministre libanais Najib Mikati a annoncé que son gouvernement allait "prendre toutes les mesures pour inclure" les conclusions de l'enquête de l’AFP et des ONG "dans la plainte déposée devant le Conseil de sécurité de l'ONU et y donner suite".


L'armée israélienne s'était dite dans un premier temps "très désolée" de la mort du journaliste Issam Abdallah, sans reconnaître sa responsabilité, et avait affirmé mener des "vérifications".

Dans un communiqué vendredi, elle a répété que «l’incident est en cours d’examen». Les journalistes ont été touchés « dans une zone de combat active, où se produisent des échanges de tirs ». "Se trouver dans cette région est dangereux".


"L’AFP a été très claire qu’elle poursuivrait tous les moyens judiciaires qu’elle juge possibles et pertinents pour s’assurer que justice soit rendue pour Christina et Issam", a déclaré le directeur de l’Information de l’AFP Phil Chetwynd, jugeant "absolument fondamental que nous ayons des réponses d’Israël". "Dès que cet incident s’est produit nous avons demandé à Israël de conduire une enquête approfondie pour savoir ce qui s’est exactement passé. Deux mois plus tard, nous attendons toujours des réponses", a-t-il dit.

Les évènements du 13 octobre

Ce vendredi 13 octobre, aux environs de 16h30, les correspondants d'Al Jazeera Carmen Joukhadar et Elie Brakhya sont les premiers à arriver sur place après avoir reçu des alertes faisant état de bombardements près d’Alma el-Chaab. Entre ce village libanais et la localité israélienne de Hanita, qui lui fait face, serpente la “Ligne bleue”, ligne de démarcation de près de 80 km de long surveillée par l'ONU.


Dans cette région vallonnée, des échanges de tirs quasi quotidiens opposent l’armée israélienne aux combattants chiites du mouvement libanais pro-iranien Hezbollah et à la branche locale du mouvement islamiste palestinien Hamas, faisant craindre une extension du conflit provoqué par les attaques sans précédent du Hamas contre Israël le 7 octobre.


Au Liban, les tirs et bombardements israéliens ont fait plus de 110 morts, dont une majorité de combattants du Hezbollah et plus d'une dizaine de civils incluant trois journalistes, selon un décompte de l'AFP. Au moins six soldats israéliens et trois civils ont été tués en Israël dans les attaques en provenance du Liban, selon les autorités.

Planet Labs / AFP / OSM

Le début de journée a été plutôt calme dans les environs d’Alma, mais peu avant l’arrivée des deux journalistes de la chaîne qatarie, les médias locaux signalent une tentative d’infiltration en territoire israélien. C’est en riposte à cet incident que les bombardements semblent avoir commencé. Dans un communiqué, l'armée israélienne annonce rapidement procéder à des tirs d'artillerie sur le territoire libanais après "une explosion sur la barrière frontalière" à Hanita.


L’équipe d’Al Jazeera est rejointe 30 à 40 minutes plus tard par les journalistes de l’AFP Dylan Collins et Christina Assi, et leurs collègues de Reuters, Issam Abdallah, Thaer Al-Sudani et Maher Nazeh. Est également présente la chaîne de télévision libanaise LBCI, dont l’équipe se positionne à une centaine de mètres du premier groupe de journalistes.


Alors que le soleil décline, les journalistes de l’AFP, Reuters et Al Jazeera commencent à filmer, debout sur une petite route, au sommet d’une colline dégagée, comme le montre une vidéo tournée au téléphone et postée sur le compte Instagram de Christina Assi peu après 17H00. Tous sont équipés de casques et de gilets pare-balles estampillés “presse”, derrière leurs caméras posées en évidence sur des trépieds. On aperçoit sur leurs images des colonnes de fumée qui s'élèvent des vallons boisés au sud-est et au sud-ouest d’Alma el-Chaab, situé à 1,2 kilomètre de la frontière.


“J’ai fait un direct pour rendre compte des bombardements israéliens et j’ai précisé qu'il n'y avait pas eu de tirs de roquettes du côté libanais. Nous étions tous sur une colline, dans une zone à ciel ouvert, sans roquettes ni sites militaires à proximité de nous. Il n'y avait rien près de nous”, racontera ensuite Carmen Joukhadar à l’AFP.

Al Araby / compte X Christina Assi / Live AFPTV

Dans l’heure qui suit, les bombardements s’intensifient. Au moins une vingtaine de frappes a priori israéliennes ciblent le sud du Liban - la plus proche tapant à environ un kilomètre des journalistes, selon l’analyse des vidéos de plusieurs médias consultées par l’AFP.


Sur les vidéos, on peut également apercevoir au loin un hélicoptère côté israélien de la frontière, et entendre au moins un drone survoler la zone à plusieurs reprises, à faible distance des journalistes. Selon un expert militaire français interrogé par l’AFP, il s’agit d’engins tactiques qui volent bas et à vitesse lente, pouvant servir à la fois à la surveillance et au guidage de cible.


"Nous avions passé environ une heure à filmer une colonne de fumée lointaine au sud, ainsi que quelques bombardements israéliens limités le long des collines au sud-est. Juste avant 18 heures, nous avons tourné nos caméras vers l'ouest et tout à coup, nous avons été touchés. C'est sorti de nulle part", témoigne le vidéojournaliste de l’AFP Dylan Collins.


Il est alors 18h02. Cette première frappe est celle qui tue Issam Abdallah et blesse grièvement Christina Assi. Sur la vidéo de l’AFP, on entend aussitôt la jeune femme hurler: “Qu'est-ce qui s’est passé, qu'est-ce qui s’est passé? Je ne sens plus mes jambes”.


“Nous étions sept journalistes, dans une zone découverte, tous avec nos casques et gilets pare-balles, à faire notre métier pour couvrir les affrontements, à une bonne distance de la ligne de front. Nous nous sentions en sécurité, il n’y avait pas de danger. Soudain tout devient blanc, je perds toute sensation dans mes jambes et je commence à crier au secours”, se remémore Christina Assi.


Dylan Collins tente de lui porter secours. Mais 37 secondes plus tard, une deuxième explosion survient, touchant cette fois la voiture d’Al Jazeera située à quelques mètres des journalistes.


"Alors que je tentais de lui poser un garrot, nous avons été frappés à nouveau, directement”, raconte Dylan, blessé à son tour. Comme tous les témoins sur place ce jour-là, il insiste: "Il n'y avait pas d'activité militaire ni de tirs d'artillerie à proximité immédiate.”

Première frappe à 18:02:14, seconde frappe à 18:02:51. En haut: images de la caméra AFPTV (à droite: retransmission live, arrêtée après la première frappe; à gauche: enregistrement de la carte mémoire de la caméra, qui se coupe lors de la seconde frappe). En bas à gauche: enregistrement de LBCI, en bas à droite: smartphone de Dylan Collins. AFPTV / LBCI

Obus de char israélien

Le véhicule d’Al Jazeera qui vient d’être touché par la seconde frappe se consume en travers de la route. Lors de la première frappe, le corps d’Issam Abdallah, touché de plein fouet, a été projeté dans le champ situé de l’autre côté du mur de pierres près duquel il se tenait avant l’impact.


A proximité de son corps se trouve un fragment de munition d’environ 23 cm de long, visible sur les images tournées juste après le bombardement. Le lendemain, un résident, qui a requis l’anonymat, a récupéré le fragment et l’a pris en photos.


Ces images, éléments de preuve essentiels pour déterminer la nature des munitions et la provenance des tirs, ont pu être analysées par six experts en armement consultés par l’AFP et Airwars, dont trois anciens officiers britanniques et irlandais. Tous ces analystes, rompus aux enquêtes en zone de conflit, s’accordent à dire qu’il s’agissait d’un morceau d'obus de char de 120 mm stabilisé par des ailettes, typiquement utilisé par l'armée israélienne sur ses tanks Merkava. Aucun autre groupe ou organisation militaire dans la région n’utilise ce type de munitions, selon ces experts.


“Il s'agit d'un obus de char dont les ailettes arrière se déploient lorsqu'il est tiré, ce qui le stabilise en vol, le rend beaucoup plus précis et augmente sa portée”, a notamment expliqué à l’AFP Chris Cobb-Smith, consultant en sécurité et ancien officier d'artillerie de l'armée britannique.


“Dès qu’ils sont stabilisés par les ailettes, (les obus) proviennent d’un Merkava” dans cette région, assure cet expert, qui a travaillé à plusieurs reprises sur ce type de munitions, dont des fragments ont été retrouvés lors des guerres de 2008 et 2012 à Gaza.

Reconstitution Airwars AFP - Airwars

Les enquêtes indépendantes menées par HRW et Amnesty International sont parvenues aux mêmes conclusions, pointant l’utilisation d’un obus de char de 120 mm d’origine israélienne.


Les experts ont identifié trois modèles possibles de fabrication israélienne, qui possèdent tous les mêmes ailettes de queue et peuvent être tirés à partir de chars Merkava 3 et 4.


La justice libanaise, en possession de fragments, a ouvert une enquête pour déterminer les circonstances exactes de l’incident mais n’a pas encore livré ses conclusions. Deux sources militaires et une source proche du dossier ont toutefois affirmé à l’AFP que l’enquête libanaise avait établi qu’un tir de char israélien était à l’origine de la frappe, sans donner davantage de détails à ce stade.


Des frappes en provenance d’une position israélienne

L’enquête de l’AFP et d’Airwars a permis d’identifier au moins deux positions israéliennes d’où semblent partir des tirs cet après-midi-là.


Au moment des frappes, les journalistes ont leurs caméras braquées en direction du sud-ouest, vers une base située près de la localité israélienne de Hanita.


Sur les images tournées par le vidéojournaliste Dylan Collins 45 secondes avant la frappe mortelle, on distingue clairement un projectile fendant l’air depuis cette position vers les collines libanaises au loin. Le zoom effectué par Reuters montre de manière plus nette un char tirer puis se déplacer derrière la végétation.

Projectile tiré depuis la base près de Hanita, 45 secondes avant la frappe mortelle. À gauche: live video AFPTV, à droite : zoom Reuters AFP / REUTERS

A l’inverse, à aucun moment sur les différents enregistrements vidéo on n’aperçoit ni n'entend le projectile qui va s’abattre sur eux. Et le premier tir frappe les journalistes de côté, pas de face, comme l'indique l’orientation des débris du mur proche d’Issam Abdallah, qui s’étalent d’est en ouest sur une dizaine de mètres. Selon les experts militaires consultés par l’AFP, au vu de la disposition de ces débris, le tir venait bien de l’est.


L’origine probable de la frappe est la zone du village israélien de Jordeikh, au sud-est. Environ 45 minutes avant le bombardement sur les journalistes, la caméra de l’AFP, alors pointée vers le sud-est, capte le son d’un tir de munition qui semble provenir de cette direction et filme un halo de fumée s’élevant des environs de Jordeikh.


Deux témoins ayant requis l’anonymat appuient l’idée que la frappe mortelle ait pu venir de cette direction. Un habitant d'Alma el-Chaab qui se trouvait à proximité a affirmé à l’AFP avoir vu juste après 18h00 “deux lignes rouges droites” ressemblant à “des missiles” semblant tirés du sud-est. Son témoignage a été corroboré par un autre habitant venu porter secours aux journalistes après le bombardement.

La dispersion des débris du mur touché par la frappe mortelle à 18H02 indique un tir en provenance du sud-est. 45 minutes plus tôt, les journalistes avaient capté un tir depuis la même direction, des environs du village de Jordeikh. Planet Labs PBC / AFPTV / Airwars

D’autre part, des images satellitaires du matin même et du lendemain récupérées par l’AFP montrent la présence de véhicules militaires de dimension similaire à celle des Merkava sur le site présumé de départ des tirs, tout près de Jordeikh. S’il n’a pas été possible d’identifier précisément quel tank a tiré le 13 octobre, leur géolocalisation concorde avec la trajectoire qu’aurait suivie l’obus de char qui a frappé les journalistes, comme le montre une reconstitution d’Airwars.


L’AFP n’a pas analysé de débris provenant de la deuxième frappe qui a fait exploser la voiture d’Al Jazeera, près de laquelle un cratère s’est formé. L’impact direct sur le côté avant-gauche du véhicule, qui a effectué une rotation à 90 degrés, suggère toutefois que le projectile venait de la même direction que le premier, c’est-à-dire du sud-est.

Au premier plan, le cratère formé par la frappe qui a détruit la voiture d’Al Jazeera. AFP

La nature de cette seconde frappe n’a pas clairement été établie, certains experts estimant qu’il s’agissait là aussi d’un obus de char, d’autres évoquant l’hypothèse d’un tir de drone, voire d’hélicoptère.

Des tirs ciblés

Mais tous s’accordent sur un point: le fait que les deux frappes soient intervenues à 37 secondes d’intervalle, à une distance de seulement quatre ou cinq mètres, exclut qu’il ait pu s’agir d’un bombardement accidentel. Selon les experts interrogés, elles visaient nécessairement une cible identique.


"Quiconque suggérerait qu’il s'agit d'un accident ou d'une erreur aurait beaucoup à faire pour convaincre", estime ainsi un ancien responsable militaire européen travaillant depuis plusieurs décennies dans l'analyse de munitions.


“Un tir a touché le caméraman directement. Le deuxième tir a touché le véhicule et était également très proche de l'endroit où se trouvaient les médias”, abonde l’expert britannique Chris Cobb-Smith. “À mon avis, ces personnes étaient ciblées”.


Cette colline n’a pas été choisie au hasard par les journalistes: ses hauteurs offraient une vue dégagée pour suivre les bombardements et leur permettaient a priori de travailler en sécurité.


Le site est “propre, c'est-à-dire qu'il n'est pas couvert d'arbres”, a confirmé à l’AFP Elie Brakhya, qui a travaillé sur place à plusieurs reprises durant le conflit israélo-libanais de 2006. “C’est une colline avec deux maisons, rien ne peut y être caché (...) il serait difficile d’y abriter un site militaire”.


“Nous pouvions les voir à l'œil nu, on se trouvait au milieu de la route, ils portaient des vêtements de protection, il s'agissait clairement de journalistes et de photographes”, a également témoigné à Reporters sans frontières (RSF) le journaliste de la télévision libanaise LBCI Edmond Sassine, qui se trouvait à une centaine de mètres en contrebas.


“Je pense qu’à partir du moment où nous sommes arrivés, les Israéliens savaient que nous étions là. Nous avons été exposés à plusieurs positions israéliennes le long de la frontière, d'ouest en est. Ils avaient un drone sur zone tout le temps, ils pouvaient probablement voir nos visages”, a ajouté Dylan Collins, précisant qu’Issam Abdallah avait scotché les lettres “TV” en évidence sur le capot de la voiture de Reuters cet après-midi-là.


Selon les témoignages des différents journalistes, corroborés par les enregistrements vidéo, il n’y avait aucune activité militaire à proximité dans l’heure qui a précédé le bombardement.

Des tirs d’armes automatiques peuvent être entendus avant les deux frappes, mais l’analyse audio effectuée par HRW a établi qu’une fois encore, ils se déroulaient à plusieurs centaines de mètres de distance des caméras des journalistes.


Casques et gilets pare-balles siglés “Press” portés par les journalistes, visibles sur la vidéo postée par Christina Assi sur X. Compte X Christina Assi

L’enquête a cherché à établir si les journalistes avaient pu être confondus avec des combattants appartenant à l’un ou l’autre des groupes armés actifs dans la région - le Hezbollah, mais aussi des groupes palestiniens, comme les brigades Ezzedine al-Qassam, la branche armée du Hamas, ou les brigades al-Qods, la branche militaire du Jihad islamique palestinien - qui ont lancé plusieurs attaques dans le nord d’Israël ces dernières semaines.


Mais pour l’expert Chris Cobb-Smith, le niveau de “sophistication et les capacités des technologies de surveillance de l’armée israélienne” rendent cette hypothèse peu probable.


Le fait que les journalistes soient “bien visibles depuis les positions militaires israéliennes”, et la présence d’un drone et d’un hélicoptère à proximité pendant l’heure précédant les frappes “corroborent l’analyse selon laquelle l’armée israélienne savait ou aurait dû savoir que les sept individus présents étaient des journalistes, et pourtant ils les ont quand même ciblés non pas une, mais deux fois”, a affirmé à l’AFP Aya Majzoub, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à Amnesty.


“Il s’agit probablement d’une attaque directe sur des civils qui doit faire l'objet d'une enquête pour crime de guerre”, a-t-elle conclu.


HRW a pour sa part conclu que les deux frappes étaient “une attaque apparemment délibérée contre des civils et, au regard du droit humanitaire international, toutes les parties à un conflit ont l’obligation de ne prendre pour cible que des combattants et pas les civils”.


“Les individus qui commettent de graves violations du droit de la guerre, avec une intention criminelle, c’est-à-dire de façon intentionnelle ou irresponsable, devraient ou pourraient faire l’objet de poursuites pour crimes de guerre”, ajoute HRW.


Incidents similaires

L’enquête de l’AFP n’a pas permis de déterminer quelle unité militaire est impliquée ni à quel niveau de commandement l’ordre de tirer aurait été donné. Elle n’avait pas pour objectif d’établir les éventuelles motivations des tirs qui ont visé un groupe de journalistes.


Une enquête de l'agence Reuters, publiée jeudi, désigne également des tirs de chars israéliens, s’appuyant sur des fragments de munitions étudiés par le laboratoire de l'Organisation néerlandaise de recherche scientifique appliquée (TNO), un institut indépendant spécialisé dans l'analyse de munitions et d'armement. Selon TNO, l'un des fragments de métal retrouvés sur place est une ailette d'obus de char israélien de 120 mm.


TNO a également réalisé des analyses audio des deux frappes ayant visé le groupe, à partir de la vidéo tournée en direct par Al Jazeera, ainsi que d'une vidéo de la chaîne italienne RAI montrant le départ de feu du second tir. D'après ces analyses, les frappes successives ont été tirées à 1,3 km des journalistes. Leur signature audio est identique, démontrant qu'elles étaient toutes deux des tirs d'obus de char, provenant du même endroit. Les experts de TNO estiment aussi que les frappes ont été tirées d'un poste militaire situé dans la localité israélienne de Jordeikh.


"Les preuves que nous publions aujourd'hui montrent qu'un équipage de char israélien a tué notre collègue Issam Abdallah", commente la directrice de l'Information de Reuters, Alessandra Galloni, citée dans l'enquête. 


Plusieurs incidents similaires ont eu lieu dans la région ces dernières semaines, alors que des journalistes diffusaient des images en direct des affrontements avec Israël.

Localisation d’incidents impliquant des journalistes près de la frontière israélienne AFP / ESA

Le 9 octobre, une frappe est tombée à quelques mètres d’une équipe d’Al Jazeera à Marwahin, autre localité frontalière du Liban du sud.


Un autre journaliste de la chaîne qatarie a été légèrement blessé le 13 novembre par des tirs israéliens, alors qu'il couvrait avec d'autres correspondants les bombardements en direct dans le sud du Liban, près de voitures marquées “presse”.


Et le 21 novembre, deux journalistes de la chaîne pro-iranienne Al Mayadeen ont été tués avec un civil dans des frappes israéliennes sur le sud du Liban. Le Premier ministre libanais Najib Mikati a "fermement condamné” cette “attaque”, accusant Israël de vouloir "faire taire les médias qui dénoncent ses crimes et ses agressions".


Al Jazeera a “fermement condamné” ce qu’elle a décrit comme “le ciblage délibéré de journalistes par les forces israéliennes dans le sud du Liban”.


La chaîne qatarie a appelé la Cour pénale internationale à “tenir pour responsables de leurs crimes odieux Israël et son armée”.


Un porte-parole de Reuters a estimé qu’il était “choquant qu’un groupe de journalistes clairement identifiés ait pu être touché par une frappe de cette manière”.


L’agence de presse a réitéré son appel aux autorités israéliennes à enquêter sur ces frappes.

“Cela fait près de deux mois depuis que nous leur avons demandé d’enquêter et nous n’avons pas de nouvelles depuis”.


“Pratiquement autant de journalistes sont morts au cours des deux derniers mois qu’en vingt ans de conflit en Afghanistan”, a relevé le directeur de l’Information de l’AFP. “Nous ne pouvons laisser se développer une telle culture de l’impunité et il est absolument essentiel que le secteur des médias se mobilise pour s’assurer que quelque chose soit fait”, a ajouté Phil Chetwynd.


Selon le dernier décompte du Comité de protection des journalistes (CPJ) publié le 6 décembre, au moins 63 reporters et employés des médias - 56 Palestiniens, 4 Israéliens et 3 Libanais - ont été tués depuis le début de la guerre le 7 octobre


Télécharger le rapport d'enquête complet (format PDF)


Écouter l’épisode spécial du podcast de l’AFP « Sur le fil » :

Enquête sur une frappe meurtrière contre des journalistes


CRÉDITS:

Les recherches pour cette enquête ont été coordonnées par Jean-Marc Mojon, adjoint à la rédaction en chef centrale chargé de la sécurité.


La production a été coordonnée par Sophie Huet, rédactrice en chef centrale.


Les recherches ont également été menées par Rouba El Husseini, journaliste au bureau de Beyrouth, coordinatrice des Enquêtes pour le Moyen-Orient, et Célia Lebur, journaliste au Pôle international à Paris, avec le bureau de Beyrouth, dirigé par Acil Tabbara.


Ont également contribué à ces recherches et à la production de cette enquête: Daphné Benoit, cheffe du Pôle international à Paris, Marc Jourdier, directeur du bureau de Jérusalem, Khaled Soubeih, chef du service investigation numérique en arabe, Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique, Alexis Orsini, journaliste investigation numérique à Paris et d’autres journalistes du réseau international de l’AFP.


Frédéric Bourgeais, coordinateur design, a conduit la production graphique et interactive, avec Clara Morineau, motion designer, Laurent Kalfala, chef de projet innovation et visuels et Simon Malfatto, chef adjoint au service infographie. 


Les versions vidéo de cette enquête ont été éditées par Charlotte Houang et Margarita Gorovine, éditrices vidéo, Guillaume Meyer, rédacteur en chef vidéo, et son adjointe Charlotte Turner.


L’Agence France-Presse tient également à remercier Christina Assi, qui est toujours hospitalisée à Beyrouth, et Dylan Collins pour leurs témoignages, tout comme les autres journalistes blessés le 13 octobre et leurs employeurs pour leur coopération et pour les éléments qu’ils ont fournis pour étayer cette enquête.


Cette enquête a été éditée par Richard Carter, directeur du bureau de La Haye, Eric Randolph, journaliste basé à Paris, Chris Otton, adjoint à la rédactrice en chef centrale, François Ausseill, du desk international, et Jo Biddle, rédactrice en chef pour le Moyen Orient et le Maghreb.


L’AFP souhaite également remercier le collectif Airwars, dont les recherches et l’expertise ont été fondamentales. Cette organisation indépendante à but non lucratif basée au Royaume-Uni documente depuis plusieurs années l’impact des conflits sur les civils via son équipe d'enquêteurs et un réseau international d'experts. Nos remerciements vont aussi à Amnesty International et Human Rights Watch pour leur coopération.